Merci à tous les participants : Lily, Sébastien, Isabelle, Fabiola, Clara, Lily, Michael, Esther, Morgane, Adrien…

Conférence de Jean-Christophe Bailly « Les animaux conjuguent les verbes en silence » :

Hors Pistes, Centre Pompidou.2012

Lorsque le Centre m’a contacté pour participer à ce HORS-PISTES sur les animaux,j’ai tout de suite pensé à ce texte que j’avais déjà, le texte d’une conférence que j’ai donnée l’an passée, mais loin d’ici,, dans un autre pays, et dans un tout autre contexte.

J’ai pensé à çà, d’abord parce que c’est un texte que j’ai envie de communiquer, ici, et dans sa langue d’une certaine manière, et aussi parce qu’il aborde la question du rapport des animaux au langage ou notre rapport aux animaux via le langage, comment cela cohabite vous allez le voir, avec la notion de mouvement, de mobilité, de motricité, donc j’ai pensé que c’était un bon accompagnement ou du moins je l’espère, des films et vidéos qui évidemment reposent sur l’extraordinaire animation de l’espace que les animaux créent. Donc ce texte s’appelle « les animaux conjuguent les verbes en silence ».

Si les plus anciennes traces d’écriture et par conséquent l’apparition de celles-ci sont par nature assez facilement documentables, les origines du langage parlé sont, on le sait bien, se perdent quand à elles dans la nuit des temps. Comment sont apparus les mots ? les phrases ? Y-at-il eu quelque chose, comme un balbutiement,et de quelle manière s’y sont infiltrées les puissances distinctes mais associés de la dénomination et de l’articulation ?

Il serait merveilleux de pouvoir répondre à ces questions mais malheureusement c’est impossible.

A la naissance du langage, nous ne pouvons pas assister, de ce qui est universellement ressenti et décrit comme qui spécifie l’humanité, nous n’avons que l’usage, le mode d’emploi, et partiellement par le biais de l’étymologie, l’histoire. Mais le récit d’origine nous manquera toujours. (regarde sa montre). Il s’agit là d’une tâche aveugle de la pensée et tous les scénarios qui ont pu être construits, sont imaginaires.

A commencer par ceux des religions, qui sont tous des scénarios de donation, au sein desquels le langage a le statut d’un cadeau, fait aux hommes. C’est comme si les aspects magiques voire redoutés, de ce qui est et la première la plus ancienne « techné », avaient été de ce fait même reconnu, le langage, propre de l’homme, signe de l’institution du divin dans l’homme.

La plus grande force du Traité sur l’origine des langues de Herder, publié en 1772, est d’avoir rompu avec ces scénarios de donation et d’avoir établi inversement non seulement que le langage était la signature de l’humanité, je cite Herder, « l’âme humaine toute entière me devient inconcevable si je n’y inscrit par le langage, mais encore que cette signature, elle ne le devait qu’à elle-même, à travers des années et des millénaires d’apprentissage. »

Il était logique que dans la perspective qu’il ouvrait, Herder en vienne à élaborer lui-même un scénario et donc à fournir des éléments en vue d’une genèse de la venue du langage. Tous les scénarios de cette genèse, y compris d’ailleurs celui de la donation adamique, et on pourra le vérifier avec l’utilisation qu’en fera au XXème siècle Walter Benjamin, tous ces scénarios sont passionnants, d’abord en tant qu’ils nous mettent forcément au contact de l’idée d’un monde d’avant le langage, d’un monde sans langage.

Hors, et c’est bien sur là que je veux en venir, c’est d’abord au contact de ce pur négatif que nous ne pouvons guère qu’imaginer, mais dont les autres créatures, à commencer par les animaux, sont devant nous la preuve continuée, c’est au contact de ce pur négatif, que l’être du langage se recharge infiniment, et qu’immergé dans sa possibilité ou son surgissement, il retrouve toutes ses couleurs.

Le scénario de Herder, outre le fait d’être avancé de façon intuitive, et hors de toute pesanteur dogmatique, le Traité sur l’Origine des langues, jusque dans ses errements est un livre extrêmement agréable à lire, le scénario de Herder est surprenant.

En effet, alors que spontanément et sans doute, en projetant sur la genèse du langage, des traits qui nous viennent de l’apprentissage enfantin, ou petit-enfantin, nous aurions tendance à faire des noms les premiers venus, Or, pour Herder, ce sont les verbes qui seraient apparus les premiers ; moins abstraits que les noms, mais comme adossés à l’aspect immédiat et actif du monde vivant, les verbes sont pour lui les premières formes et les premiers agents de la dénomination ; une dénomination notons-le, plus articulante pu pré-articulante, en tout cas que celle qui vient avec les noms eux-mêmes. Et cela au sein d’un monde où la dimension sonore est soulignée, en tant qu’ils (les verbes) auraient été la réponse humaine aux mouvements et aux bruissement de la nature.

Les verbes sont pour Herder une imitation de qui est actif, de ce qui est bruissant, de ce qui se meut.

Devant un arbre dont le vent agite les branches, l’homme l’air de rien nomme d’abord ce mouvement qu’il prend d’abord, plus que l’objet lui-même, comme accent de la présence.

Devant un mouton qui bêle, il entend d’abord le bêlement, et circonscrit l’être de l’animal dans le verbe qui crée l’émission sonore, et ainsi de suite.

Herder n’a pas besoin de multiplier les exemples, pour que nous comprenions, que si, comme il le dit, chaque famille de mots est un buisson touffu, qui a poussé autour d’une idée directrice sensible, cette idée directrice est elle-même un vecteur, en forme de verbe déjà conjugué et actif.

Tous se passe pour Herder comme si, envers ce que nous appelons depuis Ferdinand de Saussure, l’arbitraire du signe, les verbes étaient moins prédisposés que les noms, comme s’il y avait eu pour eux la chance et la vertu d’une sorte d’imitation accordée.

Et ce qui s’ouvre ici, bien plus qu’une vaine discussion qui tenderait à évaluer les chances de véridicité du scénario de Herder, c’est la postulation imaginaire d’un monde purement verbal et actif.

Mais verbale au sens où il serait exclusivement fait de verbes vecteurs et d’infinitifs aux lignes errantes, un monde sur lequel par conséquent, l’abstraction du nom n’aurait pas encore de prise.

Or ce monde, aussitôt que nous en évoquons la possibilité, tout en sachant bien sûr qu’il s’agit avec lui d’une vue de l’esprit, ce monde qui est pourtant une forme de visibilité, nous le voyons et nous l’entendons.

Et cela parce qu’à sa manière, il est ressemblant.

Plus encore que celui des chasseurs-cueilleurs, qui sont les hommes de ces temps lointains de l’invention du langage qu’évoque Herder, même si lui ne dispose pas encore de ce terme, ce monde est en effet celui dans lequel les animaux évoluent. Celui que leur mouvement rend vivant. Nous ne le connaissons pas, du moins pas de l’intérieur, mais nous en sommes constamment frôlé. Une simple promenade en forêt, une simple nuit d’été où nous ouvrons la fenêtre, et c’est lui qui vient, qui est là, et d’autant mieux que dans le retrait de la nuit, les noms agissent plus faiblement et quoique fasse la nature aux être qui la peuplent, nous continuons en vérité à être désarmés. L’arme du nom elle-même nous faisant très souvent défaut, face à ce qui crie, ce qui chuinte, craque, ou feule.

Des verbes qui traversent le monde et qui passent devant et derrière nous, nous entourant comme dans un filet, qui serait le chuintement ou la bande son du sensible, chaque animal y jouant sa partition, dans l’enchevêtrement « latent »de toutes les autres.

C’est bien ainsi que l’on peut étendre l’intuition de Herder, et tenter d’en comprendre la vertu, qui est au fond de rapprocher le langage de sa naissance, un langage qui dès lors ne serait plus brandi comme le signe de la supériorité de l’homme sur toutes les autres créatures, mais simplement considéré comme ce qui a du venir pour que l’homme cède à sa propre existence et à sa propre définition.

Ce que je vois, c’est comme un sous-bois très enchevêtré, plein de présences suspendues et de cachettes, plein de frôlements et de fuites, une sorte de plan d’imminence.

Le langage s’apposant autour de l’homme comme une dissémination de filactères, de cartouches légers où seraient inscrits, non les noms des choses, non, pas eux déjà, mais les verbes des actions par lesquels les choses et les êtres se rendent vivants. Respirer, passer, trembler, écarter, courir, bondir, tomber, regarder, fuir, guetter, frayer, se perdre, attendre, traverser, mourir.

Et ainsi de suite. Rien que des verbes en effet, soit la fiction parlante d’un monde désubstantivé, d’un monde qui ne connaîtrait pas encore les noms et qui peut être ne les attendrait pas, se comportant libre, hors de leur norme, hors de leur juridiction.

Plastiquement, cette fiction ressemblerait un peu à ce dessin  de Magritte, que peut-être vous connaissez et qui s’appelle L’usage de la parole, dans lequel de simples mots inscrits dans des formes abstraites sont comme de pseudo filactères ou des pancartes, ils suffisent à former la composition.

Toutefois, il faudrait les remplacer les noms dans le dessin de Magritte, fusil, nuage, horizon, chaussée, cheval, il faudrait les remplacer par des verbes. Par exemple, j’en prend cinq aussi : toucher, voler, longer, frémir, atteindre.

Et le fond blanc indifférencié du dessin, il faudrait le remplacer par un paysage avec peut-être des buissons, des broussailles. Mais on le voit aussitôt. Lorsque les mots sont des noms, c’est sans difficulté qu’ils s’inscrivent dans le caractère statique de l’image.

Dès qu’ils deviennent des verbes, un trouble s’installe. Les verbes demandent un film. Les verbes filment le monde que les noms photographient. Alors qu’avec les noms nous sommes dans le régime de l’index, et de la liste, les verbes spontanément et surtout à l’infinitif, qu’il faut ici considérer comme la conjugaison latente, les verbes s’égayent dans la nature.

A propos des végétaux, Jussieu, qui était contemporain du grand âge de la taxinomie, du grand âge où on donnait des noms aux plantes et aux animaux, l’âge de Linné si vous voulez, avait souligné le hiatus qui existait et se creusait entre une logique accumulative et statique, et la forme naturellement libre et complexe de la croissance et des associations végétales. Il allait jusqu’à opposer le plan de la nature, formé de faisceaux, de groupes, et de masses, ce sont là les termes mêmes qu’il emploie ; il opposait ce plan de la nature au plan du livre, donc au plan du langage écrit et imprimé, contraint quant à lui à la raideur, par la logique typographique même.

Or, si nous passons des plantes aux animaux, ce ne sont plus seulement des faisceaux, des groupes ou des masses, qu’il nous faut opposer à la linéarité des nomenclatures, des registres, ou des dictionnaires, ce sont des mouvements, des écarts, des bonds et des fuites.

C’est tout ce qui nous présente continuement, le monde des animaux sauvages, comme une alternance d’apparitions et de disparitions, comme une sorte de grande fugue disséminée.

Certes, les noms des animaux, qui résultent différemment en chaque langue de notre frottement avec eux nous fascinent. Et toute liste un peu fine est comme un ébruitement déjà de leur apparence, et de leur singularité.

Mais ce que l’on peut être en droit de dire ici, il n’est pas contre les noms, mais qu’au régime nominal les animaux échappent sans fin. Ils sont cette échappée même. C’est que leur vie qui ne conjugue que les verbes de leur action, passe entre les noms sans les voir et les entendre ; et que nous, qui les appelons et les nommons, sommes incapables par ce trait si fin soit-il, de les rejoindre et de les toucher.

Ainsi en va-t-il de l’écart toujours si saisissant entre le nom de l’animal, inscrit au zoo sur le petit cartel, fixé sur sa cage et la réalité toujours exubérante de sa présence à lui-même. Il ne s’agit pas là simplement d’un nouvel avatar des relations tendues ou distendues entre mots et choses, puisque les animaux justement ne sont pas des choses….ce qui se joue ou se rejoue à chaque fois que nous est accordée une durée de contact, c’est justement la grande fugue, c’est le mouvement souverain par lequel chaque animal s’emporte vivant dans un monde sans mots qui nous longe…et qui aussi, c’est une façon de parler, mais elle est juste.nous parle.

Je cite ici Novalis : « Il le faut pour spécifier cette manière, pour qualifier cette parole. L’homme n’est pas seul à parler, l’univers aussi parle, tout parle, des langues infinies.. ».

De quoi s’agit-il ?

Quelles sont ces langues infinies et infiniment parlées ?

Ce que Novalis entrevoit, c’est l’immédiateté de la signifiance, c’est l’ouverture du sens à même l’existence.

C’est le fait que l’existence par elle-même signifie et s’indique comme un enchevêtrement de signes.

Au moment même où nous craindrions de verser dans une effusion ou une confusion, nous voyons que la seule universalité qui s’envisage à partir de là,

est une universalité de l’adresse. L’univers qui est parlant, se parle à lui-même et nous parle.

Mais ces langues infinies, infiniment libérées, nous ne les connaissons pas.

Et le langage est en nous la forme de cet apprentissage.

Avant d’être et de pouvoir devenir parole, il a fallu que le langage soit d’abord une écoute, il a fallu que les hommes patiemment écoutent.

C’est à dire, cherchent à entendre ces langues infinies, qui les entourent et qu’ils ne comprennent pas.

Cette somme des existences et des actes d’existence, ces langues infinies et cette adresse infinie, en grande partie perdue, adressée en pure perte, ce n’est rien d’autre au fond que ce que la philosophie depuis qu’elle existe elle-même, a appelé l’être.

Qui est moins à proprement parler un nom que le nom de ce qui excède tout nom.

Combien en recueillons-nous de l’être ? on ne le sait pas.

C’est difficile à dire. Et c’est la question même de notre diction. Aussi vrai que la forme première de notre recueil, est justement le langage.

Mais ce que je cherche à approcher sans dénier aucunement en nous l’existence de cette forme de l’accueil ou de l’accès, c’est qu’aux sans langage aussi, aux sans-logos, aux aloga, aux bêtes donc, quelque chose de l’être est donné. Est donné tout autrement qu’à nous.

Pour le percevoir et l’entrevoir, je proposerais là encore une désubstantivation, un passage, un glissement.

Le mouvement serait celui d’un simple coup de pagaie dans la masse ontologique, celui d’une dérive allant de l’être, au verbe être, du substantif parménidien allant à la flexion infinie d’un infinitif suspendu dans l’ouvert des actions à venir. Là où la pensée d’un philosophe ancien, il s’agit de Xénophane nous rejoint, lorsqu’il dit :

« Et ce sont les étants, plus nombreux que l’UN, qui se meuvent. »

« ce sont les étants, plus nombreux que l’UN, qui se meuvent. »

Phrase que j’ai toujours lue comme la production de l’éclat presque visible d’une propriété qui serait celle en premier chef des animaux. Celle d’être parmi les étants, ceux à qui a été remise la tâche de la motion, de la mobilité, par laquelle la vie s’éprouve, et par laquelle le verbe être s’anime et se conjugue.

L’ETRE, avec son ETRE majuscule, et le verbe Etre immanent et presque clandestin. D’un côté toute la dureté d’une installation, Un GESTALD comme on dit en Allemagne, et  l’autre, l’humilité d’une dissémination.

Nous sommes ici à une « Acmé » de ce processus de désubstantivation, que je poursuis depuis le commencement, avec la reprise du scénario HERDERIEN,

Et il doit rester clair qu’il ne peut s’agir là que d’un schéma ou de ce qu’on appelait une idée régulatrice. Exagérer une tendance pour faire voir et révéler, rien de plus.

Mais que voit-on dès lors ? derrière cet être confondu au vivant, au ruissellement de l’existence ?

On voit des façons d’être, des façons d’habiter le monde en y passant.

On voit et on entend une profusion, celle-là même qui était venue plus tôt, tel un buissonnement de verbes libérés, tels des insectes tournoyant dans le soir et cette fois, et cette fois, on y est.

Auprès d’eux, les insectes et les autres, dans leur rumeur, dans la chorégraphie aléatoire des apparitions, soit, tout ce système de cachettes, de fuites, et d’issues dérobées, que les animaux de toutes tailles ont à réinventer chaque jour…

Système que nous ne connaissons que de loin mais qui se révèle pourtant à nous de façon discontinue, par cette bande son qui est son signalement le plus fréquent, et que notre voix ou le bruit de nos pas suffisent à interrompre.

Aussi fondamentale que peut l’être la rencontre furtive avec un animal dont nous croisons un instant le regard, est  cette autre expérience, peut être encore plus familière,

celle que nous faisons de ce SILENCE, qui vient soudainement, aussitôt que notre présence a été repérée…

Celle qui nous fait tomber d’un seul coup dans ce silence, où nous comprenons que nous sommes écoutés, et que nous nous mettons à écouter à notre tour. Peut-être, plus directe et plus impressionnante encore que celle qui nous vient par les yeux, est en effet la manifestation sonore des modes d’être animaux.

D’une part, parce qu’il y a là, à l’évidence, toute une stratégie de signaux et d’appels, qui prend naturellement place, et comme son aspect le plus immédiat, à l’intérieur de « TOUT PARLE » de l’univers.

Et d’autre part, parce que, dans la gamme extraordinairement étendue, qui existe entre le silence le plus creusé, et le cri le plus déchirant, s’ouvre pour nous un vertige, qui est la béance même du sens, où nous avons du un jour placer notre voix.

Cette voix, qui, croyons-nous, nous appartient, c’est dans ce pur « dehors » qu’elle a pu retentir, même si ce que lorsqu’un écho nous la rend, que nous pouvons en saisir toute l’étrangeté, c’est alors, en effet, comme si notre propre voix était devenue une voix de la nature.

L’apparence instantantée d’une PHONé inépuisable et errante.

Il reste qu’à ce dehors, cette voix a été versée et que c’est là qu’elle résonne, moins comme une simple émission, dès lors, que comme quelque chose qui nous a traversé…..venant de ce dehors peuplé auquel elle retourne, la voix, notre voix, nous devrions l’entendre aussi comme le tremblement en nous du verbe être, au même titre que toutes les autres voix, etau contact du même mystère qu’elles, toutes, qu’on les considère séparément ou bien rassemblées.

Ici ces voix, il faudrait les faire entendre, et je vais vous faire entendre DEUX, de ces voix.

Celle, spectaculaire des « gibons ciamangues.. », cimphalangus sindictalus, les plus petits des hominidés, l’extraordinaire chant choral que l’on peut entendre à des kilomètres, au petit matin, dans ce qu’il reste des forêts de sumatra, ou de Bornéo, ou encore et je l’avoue, mon expérience se limite à cela, dans les parcs zoologiques où des individus de cette espèce très menacée, sont conservés.

Pour ma part j’en ai entendu ici à Doué-La-Fontaine, près de Saumur.

-Ou celle, l’autre voix, beaucoup plus éloignée de nous, si l’on se situe dans l’ordre des espèces, mais plus proche, et presque familière, si on ne pense qu’à sa localisation. Donc la voix des crapauds accoucheurs, alétesse obstétricans, qui font entendre dans les campagnes tempérées d’Europe occidentale, une très fine ponctuation, qui est entre le tintement et le sifflement, production absolument magique en tout cas, pour quiconque se laisse porter par elle.

Donc, successivement, les gibons et les crapauds.

Donc vous verrez un peu Wagner et John Cage.

«

Entendre c’est voir. Les écouter, c’est se laisser porter en effet, mais pour aller dans cette région du sens qui donne sur l’inconnu, ou la signifiance qui ne détache pas du sensible, est comme saisie dans l’acte même de son apparition, là où elle n’est pas quelque chose d’advenu, de rangée, là où elle est toute entière dans l’acte de ce que en musique on appelle un répond.

Quoiqu’on en pense et si peu qu’on en sache, le dit de toute voix, y compris celui du crapaud et du gibon, est un répond, un réponse donnée à la pire énigme de ce que c’est, que d’ETRE, qui dit répond, en prolongeant cette énigme et oserais-je dire en la mimant.

Je sais bien qu’ici, certains souriront. Ce sont ceux pour qui la fonction instrumentale du langage l’emportera toujours sur sa corporéité d’instrument, sur sa vocation, sa résonance, et je les laisse à eux-mêmes. En leur signalant au passage, que je suis conscient aussi du fait que le répond n’appartient pas seulement au vocabulaire de la musique mais qu’il vient même de la musique sacrée.

Loin de moi, pourtant l’idée de vouloir en dire plus, et d’associer le chant animal à une quelconque prière.

Ce serait tout de même un peu tordu ?

Les réponds que j’évoque, s’ils répondent, n’instaurent rien, et ne font que passer. Ils passent.

Car, pour qui sait entendre, de toutes choses par une voix, disait aussi Saint-Augustin, et il devait sans doute penser à cela comme à une immense forme chorale prosternée autour du silence de Dieu.

Mais ce n’est certes pas d’un chœur qu’il s’agit, Ou alors disséminé en des milliers et des milliers d’occurences, chacune d’entre elles passant dans le sensible, puis s’évanouissant, sans qu’un effet de sommes soit nécessaire.

Du compte total, chacun s’évade. C’est comme cela, et pour cela, que le compte se forme.

« Le partage du sensible ». Cette formulation de Jacques Rancière aujourd’hui, tout le monde la reprend. Il faut dire qu’elle est séduisante.

Mais moi je l’ai toujours entendue de travers. Et exportée hors de la sphère esthétique, en la comprenant comme le nom du royaume de souverainetés errantes, où avec les bêtes, nous sommes jetés et où avec elles nous entamons nos chants, le sensible n’étant plus dès lors plus le nom donné, au TOUT PARLE, vers lequel nous tendons nos oreilles, mais aussi nos voix.

Ici je me souviens de la formulation.. que dans les notes de ses cours sur la nature, en parlant de phonuscules, Maurice Merleau-Ponty avait trouvé pour parler de l’apparition animale du surgissement de chaque bête dans la masse des étants.

Je le cite : « un champ d’espace-temps a été ouvert. Il y a là une bête. »

C’est ce qu’il écrivait.

Hors cette formule, « un champ d’espace-temps a été ouvert. Il y a là une bête. », cette formule, si elle est remarquable par ce qu’elle a de descriptif, d’exact, l’est aussi parce qu’elle propose que non seulement, chaque espèce, mais aussi chaque animal, trouant l’indifférencié à sa manière, et y agissant, soit l’invention d’un style ou d’une signature.

Signature furtive, qui ne s’inscrit au régime de la présence que pour s’en soustraire aussitôt, ainsi que le montre le jeu de cache-cache permanent auquel chaque animal participe, tout se passant toujours dans le monde sauvage, comme si l’animal, celui justement qui est là, qui vient de se manifester, disparaissait dans l’être en s’y cachant, ce qui ne l’empêche aucunement d’être aussi  tout entier à lui-même et à sa forme.

Il y a pour chaque animal comme une oscillation entre une sorte de compacité et un penchant à l’évanescence, entre l’adhérence à ce qu’il faut en effet appeler son style et ce qui, dans ce style, s’accomplit comme un frayage.

Dans cette oscillation, qui est la marque du vivant, l’animal se désubstantive de lui-même, non parce qu’il cesserait d’être le brochet, ou la gazelle, le lièvre ou le licaon, la perdrix, ou le buffle, la loutre ou le renard. Au contraire, cela qu’il est, il le devient.

Mais parce qu’en se tenant aux aguets, dans un monde purement actif de signes, des signaux et d’actions, échappant à la juridiction du nom, il déploie devant nous l’étendue, comme un espace unanime, où il n’y aurait que l’être du verbe être, comme un infini ouvert de plis et de battements.

De cette condition hyper-sensitive, notre langage, nos langues sans doute, nous ont séparés, mais pas au point que nous n’apercevions plus, sous eux, la résistance ou la survivance d’un étonnement muet.

Le ‘OH ! « , qui dans l’enfance accompagne la découverte des animaux, il faudrait que nous n’en perdions ni le souvenir ni l’usage.

Il s’agit moins avec lui d’un vestige immature que d’une expérience où les conditions d’apparition du langage sont réunies, formant un seuil éphémère, que le nom à lui seul, ne peut pas franchir.

Aussitôt qu’un NOM est donné, quelque chose aussi nous échappe.

Et cela tout enfant le sait, quelque puisse être en lui aussi la joie de l’identification.

C’est pourquoi dans l’espace exubérant de leur vie et de leur parure, les animaux nous semblent toujours figurer ce qui se dérobe.

Et c’est pourquoi aussi, dans la vérité de leurs actes, et de leur mouvement, nous croyons un instant apercevoir, confondu et comme lové dans leur apparence, cet au-delà/en-deçà du langage, que nous appelons la chose-même, qui est ce vers quoi nous sommes ou devrions être tout entier tendus.

La chose-même.

D’aucuns diraient La vérité, C’est comme si tout le monde courait vers elle, dans cet extraordinaire tableau, tout en longueur, qu’est La chasse de Paolo Uccello.

Tout le monde, les biches, les chiens, les hommes, et ceci, à cheval ou à pied, non pas on s’en souvient, éparpillés au hasard dans la forêt, mais y écrivant, en un contrepoint savant rythmé par les troncs des arbres, le champ, en aller du point de fuite, celui caché dans la sombre profondeur du bois, mais inscrit aussi comme un point de côté, le cœur essoufflé de chacun des « étants » vers le fond,

un vaste réseau de lignes zigzagantes formant comme une nasse invisible mais où en vérité chacun est pris, les prédateurs comme leurs auxiliaires, comme les proies sinon davantage.

Et ce dont on rêve, en voyant et en revoyant ce tableau, c’est que les proies finissent par s’échapper, et puissent emporter avec elles non la vérité où elles divaguent, mais ce qui la tient cette vérité, hors de portée des chasseurs au moment même où ceux-ci l’approche ou la longe, condamnée de la sorte et c’est un bien, et même une bénédiction, condamnée à ne l’accaparer jamais, et à la poursuivre toujours….

se souvenant que les mots, tous les mots cette fois, et même les noms, n’ont de sens qu’à être ainsi lancés et mobiles, aussi vifs que des flèches traversant le silence, des flèches qui, un instant, et peut-être même un peu plus, ne retomberaient pas.